Chaque année, le 8 mars est un temps fort pour parler d’égalité professionnelle. Pour cette occasion, nous souhaitions donner la parole à notre présidente et un de nos partenaire , pour avoir un regard croisé sur l'écart existant encore entre les genres dans le cadre du travail, et notamment dans le cadre de la création d'une entreprise. Quelle réalité de l'égalité homme-femme dans le milieu de l'entrepreneuriat ? Comment garantir plus de mixité aux postes de direction ?
Comment faire en sorte que l'engagement en faveur de l'égalité aille au delà des mots ? Maëva Irrilo, cofondatrice de Inclusion Conseil, et Alma Guirao, présidente de Hally, partagent ici leurs expériences, les défis qu’elles ont rencontrés et les actions concrètes pour y répondre.

🗣️ Quel a été le premier moment dans votre carrière où vous avez compris que l’égalité femmes-hommes était un enjeu majeur pour les années à venir ?
Maëva Irrilo : C’était au tout début de ma carrière. À cette époque, quand on parlait de diversité et d’inclusion en entreprise, on parlait surtout de handicap. Les politiques d’inclusion se cantonnaient aux missions handicap, souvent rattachées aux ressources humaines, et rarement pensées de manière globale ou stratégique.
On en était là : l’inclusion, ce n’était pas un sujet de direction générale, ce n’était pas un enjeu business, c’était un volet administratif, un “plus” à gérer en parallèle du reste.
J’accompagnais une grande structure sur le handicap, et au fil des discussions, il est devenu évident qu’il fallait aller plus loin.
J’ai proposé d’élargir leur approche et de structurer une véritable stratégie d’inclusion, en commençant par un premier chantier sur l’égalité femmes-hommes. Le sujet n’était pas encore pleinement investi, et il y avait une opportunité d’impulser une dynamique forte.
Alors, avec mon équipe, on a construit une action spécifique pour le 8 mars, une initiative engageante, porteuse de sens, qui allait bien au-delà des traditionnels discours symboliques.
Et là, en présentant notre proposition à une personne de la direction, j’ai entendu cette phrase : “Le jour où il y aura une Journée des droits des hommes, on fera la Journée des droits des femmes.”
Ce moment-là, je m’en souviens comme si c’était hier. Parce que cette phrase disait tout. Tout sur l’incompréhension, tout sur le réflexe de résistance face aux enjeux d’égalité, tout sur la nécessité impérieuse d’agir.
C’est à cet instant précis que j’ai compris qu’on avait encore un travail immense devant nous, et que l’égalité femmes-hommes n’était pas juste un “sujet de plus” dans la diversité, mais un enjeu systémique, profondément ancré dans nos cultures d’entreprise et nos modes de fonctionnement.
Ce jour-là, j’ai su que l’inclusion ne pouvait pas être une série d’initiatives cloisonnées, mais devait être une transformation globale, un levier stratégique porté au plus haut niveau des organisations. Et depuis, cette conviction ne m’a jamais quittée.
Alma Guirao : J’ai d’abord pris conscience des inégalités femmes-hommes dans la sphère privée, en ressentant l’insécurité dans l’espace public. Le harcèlement de rue a toujours été là, de l’enfance à l’âge adulte.
Alors j’ai voulu agir. Il y a plus de huit ans, j’ai fondé HandsAway pour lutter contre ces violences. En échangeant et en écoutant d’autres récits, j’ai compris que ces écarts de traitement étaient systémiques. Depuis, mon engagement n’a fait que grandir.
🗣️ Avez-vous déjà ressenti des injonctions implicites sur votre comportement ou votre posture en tant que dirigeante ?
Alma Guirao : On parle souvent des injonctions qui pèsent sur les femmes en entreprise, mais on les vit encore plus fort quand on prend des responsabilités.
Tout devient une question d’équilibre : être ferme, mais pas trop. Engagée, mais sans déranger.
"Mais elle a ses règles !" On ne rêve pas en lisant cette phrase, lâchée en pleine réunion alors que je pointais un énième retard de livraison d’un prestataire.
Dans ces moments-là, on hésite : hausser le ton et risquer d’être cataloguée comme hystérique, ou encaisser en silence ? J’ai souri, gênée, sidérée.
À l’époque, je n’avais pas encore les clés pour réagir. Aujourd’hui, je sais que le problème n’a jamais été ma posture, mais le regard qu’on porte sur elle. Alors, plutôt que de jouer selon des règles qui ne sont pas les miennes, j’ai appris à tracer ma propre voie.
Maëva Irrilo : Évidemment. Comme toute femme à un poste de leadership, j’ai été confrontée à ces attentes contradictoires : il faut être ferme mais pas "trop dure", assertive mais pas "autoritaire", accessible mais pas "trop sympa"… Et quand on ajoute à ça la dimension raciale, la perception devient encore plus biaisée.
Il y a toujours ce sous-entendu que vous devez prouver deux fois plus votre légitimité.

Voilà ce que j’ai appris : si vous passez votre temps à essayer de rentrer dans le moule, vous perdez en impact.
Ce qui fait la force d’une leader, ce n’est pas de s’effacer pour correspondre aux attentes des autres, c’est d’assumer pleinement qui elle est et la vision qu’elle porte.
J’ai décidé que je ne me conformerais pas, que je construirais mon propre modèle de leadership, basé sur la compétence, la vision et l’impact.
🗣️ Pensez-vous que le 8 mars soit devenu un rituel attendu sans réel impact ?
Maëva Irrilo : Soyons honnêtes : pour beaucoup d’entreprises, le 8 mars est devenu une opération de communication vide de sens.
On offre des fleurs, on publie un post LinkedIn sur l’égalité, et le lendemain, tout reprend comme avant. C’est du pinkwashing pur et simple.
Mais ce n’est pas une fatalité. Le 8 mars peut être un levier puissant si on en fait un vrai temps d’action.
La question, c’est : qu’est-ce qu’on change concrètement ? Quel budget est alloué à la réduction des écarts de salaire ? Quelles mesures sont mises en place pour lutter contre les discriminations et le harcèlement ? Comment l’entreprise engage ses managers sur le sujet ?
Tant que ces questions ne sont pas au cœur des discussions, le 8 mars restera un rituel creux.
Alma Guirao : Je suis quelqu’un d’optimiste, donc chaque momentum comme le 8 mars a son utilité : il permet de visibiliser et de sensibiliser.
Mais en entreprise, cette journée prend souvent des airs de rituel bien rodé. Une table ronde, un post LinkedIn, un discours inspirant… et le lendemain, retour à la normale.
L’égalité ne se joue pas en une journée. Ce qui compte, c’est ce qui se passe le 9 mars, le 10, et tous les autres jours de l’année. Un 8 mars utile, c’est celui qui ouvre la porte à des engagements concrets : mesurer les écarts, ajuster les politiques, et transformer les discours en actions. Sinon, on reste dans le symbole, confortable mais sans impact réel.
🗣️ Quelles sont les bonnes pratiques à adopter (et les erreurs à éviter) pour une entreprise qui veut vraiment agir le 8 mars ?
Alma Guirao :
Le 8 mars, c’est un bon révélateur. Toutes les intentions et actions sont bonnes, tant qu’elles sont portées avec sincérité et engagement. Petit bémol quand même pour la distribution de roses 😉.

Les bonnes pratiques ? Mettre des chiffres sur la table : écarts de salaires, accès aux promotions, parentalité… Créer un espace où les femmes peuvent parler sans être interrompues ou récupérées. Et surtout, inscrire ces initiatives dans l’ADN de l’entreprise, avec des engagements clairs et un suivi dans le temps.
Les erreurs à éviter ? Le performatif. L’énième conférence inspirante sans impact concret. Les messages LinkedIn qui sonnent creux. Penser que l’égalité est une affaire de personnes minorisées.
Si l’entreprise ne porte pas ce sujet avec fermeté au quotidien, alors le 8 mars reste un geste symbolique, plus confortable qu’engageant.
Maëva Irrilo :
Les bonnes pratiques :
Faire un état des lieux chiffré : Où en est l’entreprise sur les écarts de rémunération, l’évolution de carrière des femmes, la parentalité ? Sans données, impossible d’agir.
Écouter les premières concernées : Quels sont les freins qu’elles rencontrent ? Quelles sont leurs attentes ?
Prendre des engagements concrets : Mise en place d’un budget dédié à l’égalité, objectifs chiffrés, transformation des pratiques managériales.
Sensibiliser, mais intelligemment : Un talk inspirant, c’est bien, mais un plan d’action avec du suivi, c’est mieux.
Les erreurs à éviter :
Faire du symbolique sans impact : Les petits-déjeuners roses ou les goodies “Girl Power” n’ont jamais changé la trajectoire professionnelle d’une femme.
Confier l’organisation uniquement aux femmes : C’est un enjeu collectif, pas un sujet “de femmes pour les femmes”.
Ne rien prévoir pour l’après : Le 8 mars, c’est une étape, pas une fin en soi. Ce qui compte, c’est ce qui se passe le 9 mars et tous les autres jours de l’année.
🗣️ Dans les conseils donnés aux jeunes femmes pour évoluer en entreprise, lesquels sont utiles… et lesquels sont un symptôme du problème ?
Maëva Irrilo : Il y a des conseils qui sont précieux. Construire son réseau. Se positionner stratégiquement dans une organisation. Continuer à se former pour renforcer son expertise et ne jamais dépendre uniquement de la reconnaissance d’un manager. Tout ça, c’est essentiel.
Et puis, il y a des conseils qu’on donne aux femmes et rarement aux hommes, et c’est bien là le problème. On leur dit d’oser demander une augmentation, une promotion, plus de responsabilités.
Mais pourquoi devraient-elles le faire alors que, dans un monde idéal, ces opportunités devraient être attribuées sur la base des compétences et des performances, sans qu’il soit nécessaire d’aller les réclamer ?
La réalité, c’est que ces inégalités existent. Alors si elles en sentent la force, si elles se sentent prêtes à aller chercher ce qu’elles méritent, qu’elles y aillent, qu’elles n’attendent pas la reconnaissance automatique d’un système qui ne fonctionne pas toujours de manière juste. Mais ce n’est pas à elles de porter cette charge.
C’est aux organisations de se poser les bonnes questions.
Pourquoi les promotions et les augmentations ne sont-elles pas attribuées de manière équitable sans qu’on ait besoin de les revendiquer ? Pourquoi valorise-t-on davantage la posture de ceux qui savent se mettre en avant plutôt que les compétences elles-mêmes ?
Le vrai travail, c’est celui des entreprises, des managers, des dirigeants. Ce sont eux qui doivent remettre en question leurs processus, leurs critères, leurs biais inconscients.
Parce que ce n’est pas aux femmes de s’adapter à un système inégal. C’est au système de changer pour que la reconnaissance ne soit plus une lutte, mais une évidence.
Alma Guirao : On donne souvent aux jeunes femmes des conseils comme "Aie confiance en toi", "Trouve des modèles inspirants". Mais comment avoir confiance quand le système ne crée pas les conditions pour ? Quand les modèles restent rares et que les biais persistent ?
Le vrai sujet, c’est que cette confiance ne peut pas reposer uniquement sur les femmes. C’est à la société, aux entreprises, aux pouvoirs publics de créer un environnement qui leur permette d’exprimer pleinement leur potentiel, sans devoir constamment prouver leur légitimité.
On tourne en rond tant que le changement repose sur les individus et pas sur les structures. Ce n’est pas aux femmes de s’adapter, c’est aux règles du jeu d’évoluer.
🗣️ Et pour les jeunes femmes qui veulent entreprendre ?

Alma Guirao : Je ne vais pas jouer les dinosaures, parce que je pense à toutes les femmes qui ont entrepris bien avant moi, à une époque où c’était encore plus compliqué. Mais soyons clairs : aujourd’hui encore, entreprendre en tant que femme, c’est devoir prouver sa légitimité plus que les autres.
Heureusement, les choses bougent. Quand j’ai lancé ma première entreprise, les dispositifs d’accompagnement étaient bien moins visibles.
Aujourd’hui, des structures comme Willa (cœur sur vous !) soutiennent et visibilisent l’entrepreneuriat féminin. Mon conseil ? Se rapprocher de ces réseaux. Pas parce qu’il faut apprendre à "oser", mais parce que l’entourage et l’accompagnement font toute la différence.
Ce n’est pas aux femmes de se battre seules, c’est au système de leur donner les moyens d’y arriver.
Maëva Irrilo : Faites-le, mais ne le faites pas seules. Trouvez des mentors, entourez-vous, cherchez des financements adaptés. L’entrepreneuriat est un marathon, pas un sprint, et le réseau est une clé.
Et surtout : ne vous auto-limitez pas. Ce n’est pas parce qu’il y a peu de femmes dans un secteur que vous n’y avez pas votre place.
Au contraire, c’est une raison de plus d’y aller. Parole d’une femme noire, issue des quartiers prioritaires de Seine-Saint-Denis, qui a entrepris dans le monde du conseil à 25 ans 😉.
🗣️ Quels conseils donneriez-vous à une femme ou à toute personne minorisée qui accède à un poste de leadership ou qui souhaiterait lancer son activité ?
Maëva Irrilo : Quand on accède à un poste de leadership ou qu’on se lance dans l’entrepreneuriat, il y a une chose qu’il faut comprendre très vite : si vous ne définissez pas vous-même votre trajectoire, quelqu’un d’autre le fera à votre place.
Très tôt, on essaiera de vous dire comment vous devriez vous comporter, ce que vous devriez faire, jusqu’où vous pouvez aller.
Il faut poser votre vision dès le départ, être claire sur vos ambitions et sur la manière dont vous voulez les atteindre.
Et surtout, il faut s’entourer des bonnes personnes. Trop souvent, on sous-estime l’importance du réseau. On a tendance à croire qu’il suffit d’être compétent, de travailler dur, et que les opportunités suivront.
Mais le réseau, ce n’est pas du favoritisme, c’est un levier stratégique. Trouver des allié·es, des mentors, des personnes qui vous soutiennent et qui ouvrent des portes, c’est essentiel.
Apprendre à dire non est aussi une compétence clé. On attend souvent des femmes et des personnes minorisées qu’elles soient disponibles, conciliantes, qu’elles fassent un effort supplémentaire pour prouver qu’elles méritent leur place.
Mais votre temps et votre énergie sont précieux. Vous n’avez pas à accepter toutes les demandes, tous les rôles invisibles, toutes les sollicitations qui ne servent pas vos objectifs. Dire non, ce n’est pas être difficile, c’est être stratégique.
Et puis il y a cette fameuse question de la légitimité. À un moment donné, on remettra en doute votre place, on questionnera votre autorité, parfois ouvertement, parfois subtilement. Il faut être inébranlable. Vous êtes là parce que vous avez les compétences, l’expertise, la valeur ajoutée.
Faites en sorte que ça ne fasse aucun doute, ni pour vous, ni pour les autres.
Et surtout, faites du bruit. Prenez de la place.
Ne vous excusez pas d’être là. Trop souvent, on nous apprend à ne pas déranger, à ne pas trop s’imposer, à ne pas être trop ambitieuses. Oubliez ça. Vous avez toute votre place, alors prenez-la pleinement.
Alma Guirao : Je me rends compte qu’en répondant à ces questions, je parle beaucoup de confiance. Et ce n’est pas un hasard. Le syndrome de l’imposteur est plus fort chez les femmes et encore plus pour les minorités.
Mais le sujet, ce n’est pas juste la confiance individuelle, c’est aussi le système qui valorise et expose trop peu les figures minoritaires.
Cela dit, il ne faut pas tout attendre du système. Les entrepreneures et les leaders peuvent aussi le remodeler, en imposant de nouvelles références, de nouveaux codes. Ce qui aide vraiment ? S’entourer.
Trouver des allié·es, femmes et hommes, qui soutiennent, qui ouvrent des portes, qui permettent d’avancer sans se sentir seule face aux obstacles. Parce qu’un réseau, ce n’est pas juste une opportunité, c’est un bouclier et une force pour construire sur le long terme.

J’en profite d’ailleurs pour remercier toutes celles et ceux qui m’ont soutenue et challengée ces dernières années. On ne construit rien de solide sans un écosystème qui pousse dans la bonne direction !
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